Théâtre à la table
Par Marie-Laure Basuyaux, professeure de lettres et théâtre
« Le sujet philosophique de Ruy Blas, c’est le peuple aspirant aux régions élevées ; le sujet humain, c’est un homme qui aime une femme ; le sujet dramatique, c’est un laquais qui aime une reine » : c’est par ces mots que Victor Hugo présente dans sa préface le drame de ce poète devenu domestique par nécessité, de ce héros plébéien méprisé par l’aristocratie espagnole, de ce rêveur qui aime trop haut.
Comment s’élever dans une société de castes quand on n’est pas « bien né » ? Comment faire reconnaître son mérite dans un monde dominé par des hommes corrompus ? Comment dire l’amour quand tout en interdit l’aveu ? Et, surtout, comment parler en vérité quand on est contraint de dissimuler son identité ? Ruy Blas, c’est ce héros à qui l’amour donne l’ambition de changer le monde et qui est à la fois élevé et broyé par la machination dans laquelle il se trouve pris.
Écrite en 1838, huit ans après la bataille d’Hernani, la pièce met en scène des grands d’Espagne à la fin du XVIIe siècle dans une action étalée sur plusieurs mois et qui déroule une vengeance machiavélique dont le travestissement est le principal ressort. Elle permet d’aborder le genre du drame romantique, cette « troisième grande forme de l’art » qui tient selon Hugo « de la tragédie par la peinture des passions, et de la comédie par la peinture des caractères ».
Plutôt que de s’attacher aux questions de scénographie, de costumes, ou au traitement des minutieuses didascalies qui décrivent le cadre de chaque acte, le Théâtre à la table dirigé par Nicolas Lormeau permet de traverser d’une traite cette action en se concentrant sur ce qui en fait la force : la puissance de la parole et la richesse des tonalités qui s’y déploient.
Car c’est bien cet aspect du drame romantique, cette étroite imbrication de comique et de tragique, de sublime et de grotesque, que Nicolas Lormeau a choisi de mettre en avant dans sa direction artistique. Depuis le lyrisme de Ruy Blas et de la reine jusqu’au ridicule de Don Guritan en passant par le cynisme des conseillers ou la fantaisie de Don César, tout dans ce Théâtre à la table nous invite à entendre ce que signifie concrètement le mélange des tonalités. En amoureux de la langue hugolienne, Nicolas Lormeau met en avant la beauté des élans lyriques et l’émotion sans retenue.
Accordant toute la place à la parole, Nicolas Lormeau a choisi de se passer presque entièrement d’accessoires ou d’éléments de costumes pour ne travailler que sur le placement des comédiens autour de la table. Assis au bas bout à l’acte I, Ruy Blas préside à l’acte III une fois parvenu au pouvoir, tandis que Don César surgit entre deux tables comme un diable sorti de sa boîte et que Salluste se lève et s’éloigne pour mourir.
Contrairement à la plupart des pièces lues en Théâtre à la table, dans lesquelles les comédiennes et comédiens restent assis même lorsque leur personnage n’apparaît pas dans une scène, ici, seule ceux qui interviennent dans l’acte sont présents, ce qui contribue à dessiner puissamment la solitude de Ruy Blas. La distribution travaille elle aussi à l’isoler de manière symbolique : le jeune pensionnaire Jean Chevalier se retrouve confronté à un large groupe d’« anciens », sociétaires aguerris qui semblent l’attendre au tournant.
Ce que l’on découvre dans le personnage de Ruy Blas à travers l’interprétation qu’en donne Jean Chevalier, c’est avant tout le bonheur de dire l’amour, le tremblement intérieur de celui qui s’étonne lui-même d’oser parler et qui surmonte sa honte pour formuler l’inavouable. Les aveux successifs qui ponctuent la pièce, aveu à Don César d’abord, à la Reine ensuite, à Salluste enfin, Jean Chevalier les teinte d’une forme de désenchantement, d’une mélancolie qui dit tout à la fois son bonheur de partager cet amour, le trouble qui l’agite, et la conscience de son échec à venir.
Ce faisant, la lecture à la table permet de saisir les régimes de parole très contrastés qui se mêlent tout au long de la pièce : l’art consommé du mensonge, la rage puis le calme inquiétant de Salluste/Guillaume Gallienne ; l’impertinence, la désinvolture et simultanément la noblesse intrinsèque de César/Christian Gonon ; l’amertume de la Reine/Julie Sicard mais aussi son espièglerie enfantine lorsqu’elle se joue de Don Guritan ; les sentiments exaltés de Ruy Blas/Jean Chevalier qui s’enivre lui-même de déclarer son amour.
Autant que la force de l’adresse, c’est aussi la puissance de l’écoute qui frappe dans cette lecture : celle de Don César/Christian Gonon écoutant fraternellement le récit de l’amour fou de Ruy Blas, la tête appuyée sur le bras comme un enfant attentif, ou celle de la Reine/Julie Sicard savourant intensément la déclaration de Ruy Blas.
Ce Théâtre à la table invite à découvrir tout le parti qu’un grand comédien peut tirer d’une partition apparemment modeste. Ainsi de Michel Vuillermoz, campant un irrésistible Don Guritan en amoureux éconduit et néanmoins jaloux, « vieux héron » à la voix chuintante et à la diction trainante ; ainsi de Dominique Blanc en sévère duchesse d’Albuquerque, raide duègne sous sa mantille noire, roulant les « r » pour souligner son autorité ; ainsi de Christian Hecq en laquais, véritable athlète de la boisson, buvant d’une traite une bouteille de vin sous le regard admiratif de César/Christian Gonon et transformant le texte le plus court de la pièce en la plus réjouissante des performances.
C’est sans doute la réunion autour d’une même table de ces voix si diverses et si contrastées, voix de Dominique Blanc, de Bakary Sangaré, de Guillaume Gallienne, de Julie Sicard, de Michel Vuillermoz, de Christian Gonon, de Jean Chevalier, de Christian Hecq, qui rend le plus bel hommage à l’esthétique du mélange chère à Victor Hugo.
Ruy Blas
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